26
Même s'il s'était juré de ne rien manger durant sa captivité, de peur d'être victime d'un enchantement, Aymeric finit par céder aux plaintes de son estomac. À son grand étonnement, la nourriture qui était apparue sur le bureau de chêne était excellente. « De toute façon, si le sorcier voulait me lancer un sort, il n'aurait pas besoin d'empoisonner ces aliments », se convainquit-il. Il avala goulûment le poulet rôti, les légumes et le fromage sans réfléchir, juste au cas où ce repas serait le dernier de son séjour dans la forteresse.
Une fois rassasié, l'adolescent recommença à imaginer une façon de les sortir, Jacob et lui, de ce mauvais pas. Sa prison était magique et résistait à ses tentatives de déboulonner les portes. Si un obstacle ne peut être franchi, alors contourne-le, lui répétait souvent son père. Sa mère, plus impétueuse, n'était évidemment pas d'accord avec cette méthode.
La seule autre porte de sortie de sa prison était le balcon. « Avec quoi pourrais-je confectionner de la corde ? » se demanda-t-il. D'épais cordons dorés retenaient les rideaux en velours, mais ils n'étaient sûrement pas assez longs pour lui permettre de descendre jusqu'au bord de la falaise d'où s'élevait le château.
— Deux têtes valent mieux qu'une ! s'exclama-t-il en bondissant vers la fenêtre.
Dehors, le soleil commençait à décliner, peignant le ciel en orange et en violet. Mais ce n'était pas le moment de s'attendrir.
— Jacob, es-tu là ?
— Où pourrais-je être sauf ici ?
— As-tu mangé ?
— Je ne voulais pas, au début, mais j'avais trop faim. Était-ce une erreur ?
— Non, je ne crois pas. Nous allons avoir besoin de toutes nos forces pour nous enfuir.
— Justement, en parlant d'évasion, j'ai pensé à quelque chose.
— À quoi ? s'inquiéta Aymeric.
Au lieu de lui répondre, Jacob choisit de venir lui expliquer son plan en personne. Quelques secondes plus tard, il apparut, les doigts solidement accrochés au ressaut de la corniche qui séparait les galeries, Aymeric sentit son sang se figer dans ses veines : ce frère qu'il n'avait jamais eu le bonheur de connaître était suspendu dans le vide ! Un seul faux mouvement et il se fracasserait tous les os sur le roc au pied de l'antre du sorcier !
Tétanisé par la peur, Aymeric ne fit rien pour l'aider. Jacob ne sembla toutefois pas se soucier de son inaction. Il continua à avancer vers lui un centimètre à la fois en serrant les lèvres, jusqu'à ce qu'il ait finalement sauté devant lui. Avant de lui adresser la parole, ce dernier étudia son visage. Il avait la même forme que celui de Béthanie, la même bouche, les mêmes pommettes saillantes et les mêmes cheveux ! Seuls ses yeux n'étaient pas de la couleur de ceux de sa sœur.
— Tu es différent de ce que j'imaginais, avoua le Métis. Je croyais que tu me ressemblerais.
— Je tiens mes yeux et mes cheveux de ma mère. Tout ce dont j'ai hérité de mon père, c'est l’amour de la science et une insatiable curiosité. Par contre, tu es le portrait de ma jumelle.
— Une sœur aussi ? Comme c'est génial.
Jacob était grand pour ses quatorze ans. Il dépassait son frère de quelques centimètres. Il aurait certainement la stature de leur père à l’âge adulte.
— Tu es bien plus téméraire que moi, en tout cas, indiqua Aymeric en pointant la saillie pierreuse.
— Je n'avais pas vraiment le choix, puisque c'est notre seule porte de sortie. Et puis, j'ai appris très jeune à gravir les falaises avec Max.
— Qui est Max ?
— C'est un chasseur de ma réserve. Il trappe n'importe quoi, mais il a le plus grand respect pour les aigles. Alors, tous les ans, nous nous efforçons de ramener dans leur nid les aiglons qui en sont tombés.
— Je veux retourner chez moi, c'est certain, mais j'ai vraiment peur des hauteurs.
— J'y ai pensé, alors j'ai apporté ceci.
Jacob lui tendit les cordons qu'il avait décrochés des tentures de sa chambre.
— Tu te doutais que je souffrais d'acrophobie ?
— C'est le cas de la plupart des Blancs. Je ne sais pas pourquoi, mais les Amérindiens n'ont pas le vertige.
— J'aimerais bien en être un, en ce moment.
— Je t'attacherai par la taille avec une extrémité et je trouverai quelque chose pour solidifier l'autre, une fois rendu sur le balcon suivant.
Son plan était risqué, mais Aymeric n'en avait pas d'autre à proposer.
— Ma mère m'a raconté que mon père était un homme d'un courage exceptionnel qui n'avait pas peur d'affronter la mort pour faire régner la justice, ajouta Jacob.
Aymeric arqua un sourcil. Le Terra Wilder qu'il connaissait ne prenait des risques que lorsque sa femme essayait une nouvelle recette.
— J'imagine qu'en situation de danger, il pourrait sans doute se comporter en héros, répliqua-t-il, mais je ne l'ai pas connu ainsi. Il enseigne la philosophie dans une école et il travaille en secret sur de petits projets pour le gouvernement canadien.
Un énorme rapace rasa alors la façade de la forteresse. Jacob saisit son frère par la taille et se plaqua au sol avec lui.
— Qu'est-ce que c'était que ce monstre ? s'exclama Aymeric en s'asseyant.
— C'est un oiseau aussi gros qu'un avion. Je les ai vus dans le ciel à plusieurs reprises depuis que je suis ici, mais je n'arrive pas à en déterminer l'espèce.
— Rien ici n'a de sens.
— Il ne faut plus perdre de temps, Aymeric. Lorsqu'ils verront que nous n'avons pas touché au prochain repas, nos gardiens sauront que nous nous sommes échappés.
— Oui, tu as raison.
Aymeric alla décrocher les cordons de ses propres rideaux et les attacha à ceux de Jacob.
— C'est uniquement par mesure de sécurité, au cas où le balcon suivant serait plus loin, précisa-t-il.
— Tu n'as aucune raison d'avoir peur. Je ne te laisserai pas tomber.
Les adolescents franchirent la porte et examinèrent le firmament avant d'entreprendre l'escalade : aucune trace du busard géant.
— De quel côté partons-nous ? demanda Aymeric.
— Pas celui de ma chambre, c'est certain.
Jacob s'attacha à la taille, puis fit la même opération sur son frère. Un frisson de terreur parcourut le dos d'Aymeric lorsqu'il vit l'adolescent sauter à pieds joints sur le parapet. Avec l'agilité d'un écureuil, Jacob s'agrippa à la pierre et disparut de l'autre côté de l'avancée.
— C'est un autre balcon, annonça-t-il. Prends le temps de regarder où tu t'accroches. Il y a de bons ancrages.
Aymeric avait déjà fait de l'escalade à l'école sur un mur où étaient vissées des protubérances en caoutchouc, tandis qu'il portait un harnais et était protégé par un système de poulies. Celui auquel il devait maintenant s'attaquer s'élevait presque à la hauteur des nuages ! « Tu es l'aîné, Wilder, s'encouragea-t-il. C'est à toi de donner l'exemple. » Il grimpa plus prudemment que Jacob sur le muret usé et fit bien attention de ne pas regarder en bas. Il chercha des yeux des fissures suffisamment larges pour ses doigts et le bout de ses souliers, puis se mit au travail en récitant ses prières. Au bout de quelques minutes qui lui parurent des siècles, il rejoignit finalement Jacob.
— Je savais que tu pouvais y arriver, le félicita le Métis.
Les garçons jetèrent un coup d'œil à l'intérieur et virent qu'il s'agissait d'une autre cage dorée dont la porte était refermée. Inutile d'insister. Ils poursuivirent donc l'escalade en direction du coin ouest du château, là où se couchait paresseusement le soleil. En atterrissant sur le dernier plancher, Jacob sut tout de suite qu'ils avaient atteint leur but. Un vaste salon s'étendait le long de la muraille occidentale, percée de nombreuses fenêtres en forme d'arches. Il attacha le cordon à l'un des balustres et encouragea son compagnon à le rejoindre.
Aymeric avait perdu depuis longtemps l'habitude de faire régulièrement de l'exercice. Ses membres tremblaient sous l'effort qu'il exigeait d'eux. Lorsqu'il retrouverait enfin Jacob, il lui demanderait grâce. Il était parvenu aux trois quarts de l'éperon lorsqu'un premier coup d'ailes le frappa durement. Ses pieds glissèrent dans le vide.
— Jacob ! hurla-t-il.
Il s'accrocha de son mieux à la pierre, mais ses doigts ne purent supporter tout le poids de son corps. Jacob entendit son cri et vit la corde se tendre brusquement. Son grand frère était en difficulté ! Il se pencha le plus possible par-dessus la rambarde. Le rapace, aussi noir que la nuit, passa sous son nez en piquant de nouveau sur Aymeric.
— Non ! s'écria le Métis, affolé.
Ce fut l'élasticité des cordons qui sauva Aymeric de cette première charge. Les serres de l'oiseau ne griffèrent que la pierre, là où se trouvait son repas une seconde plus tôt. Il poussa un cri strident et reprit de l'altitude.
— Aymeric, remonte !
Effrayé, le jeune Canadien avait déjà recommencé à se hisser vers le balcon. Pour empêcher le monstre de s'en prendre une seconde fois à Aymeric, Jacob s'empara de tous les petits objets qu'il trouva dans le salon et se mit à les lui lancer. La manœuvre incommoda le busard géant, mais ne l'empêcha pas de descendre brusquement sur sa proie. Aymeric l'évita en s'écrasant contre la saillie, puis gravit en toute hâte le dernier mètre qui le séparait de son refuge. Il s'agrippa à la balustrade, sentit les mains de Jacob le tirer par ses vêtements et bascula par-dessus la rambarde. Les garçons tombèrent tête première dans le salon et s'immobilisèrent.
— Tu m'as sauvé la vie, murmura Aymeric, bouleversé.
— Je sais que tu aurais fait la même chose pour moi. Es-tu capable de marcher ? J'ai peur que l'oiseau ne rapporte notre fuite à son maître.
Poussé par l'orgueil, Aymeric se releva sur ses jambes chancelantes. Avant l'apparition des loups à Nouvelle-Camelot, il n'avait jamais vraiment connu la peur. Maintenant, il tremblait de tous ses membres. « Comment mon père s'est-il tiré indemne de la dernière partie contre le sorcier ? » se demanda-t-il en suivant son frère. Les deux grandes portes à l'autre bout de la pièce étaient miraculeusement ouvertes.
— Je vais jeter un coup d'œil dans le couloir, chuchota Jacob.
Habituellement, dans les films d'horreur, le château du tyran grouillait de vilains serviteurs, mais il ne vit personne.
— Il faut trouver la sortie sans délai, poursuivit le Métis en s'aventurant le premier à l'extérieur de la pièce.
— Je ne comprends pas pourquoi tu pleurais de désespoir dans ta cellule il y a quelques heures à peine alors que tu te précipites maintenant sans réfléchir vers l’inconnu, grommela Aymeric.
— C'est grâce à toi que j'ai le courage de m'enfuir.
Ils marchèrent sur le bout des pieds dans le corridor jalonné de portes qu'ils n'avaient pas vraiment envie d'ouvrir, recherchant plutôt une façon d'atteindre le rez-de-chaussée. Ils aboutirent finalement devant un escalier en colimaçon qui n'en finissait plus de descendre vers les tréfonds.
— C'est trop facile, s'inquiéta Aymeric.
— Quoi ?
— On dirait qu'on nous laisse nous échapper.
Il avait souvent joué à des jeux vidéo qui débutaient lentement afin d'endormir la vigilance du joueur, puis qui lançaient brusquement tout leur arsenal pour l'anéantir.
— Il nous faudrait des armes pour nous défendre.
— Contre un sorcier ? s'étonna Jacob.
— Tout le monde a une faiblesse.
Aymeric ignorait évidemment que son jeune compagnon révérait les esprits qui peuplaient le monde invisible. Pour lui, le sorcier était un être invincible qui ne pouvait pas être déjoué par la force.
— Si nous pouvions éviter de le croiser, ce serait mieux, rétorqua-t-il.
— Sans doute, soupira Jacob.
Ils se mirent à descendre un étage à la fois en faisant le moins de bruit possible, jusqu'à ce qu'ils entendent des grondements rauques. Se rappelant sa dernière rencontre avec les loups, Aymeric saisit le bras de Jacob et l'entraîna dans la première pièce qu'il trouva. Il referma la porte et s'écrasa contre elle, n'osant plus respirer. Des reniflements près de leurs pieds incitèrent les adolescents à reculer. Si l'animal parvenait à les repérer, c'en était fait de leur évasion. Aymeric regarda rapidement autour de lui, à la recherche de quelque chose qui masquerait leur odeur. Les murs étaient tapissés d'étagères. Au centre de la pièce se dressait une énorme table en marbre noir.
— Enlève-toi de mon chemin ! ordonna une voix que les garçons reconnurent comme étant celle du sorcier.
Sans même se consulter du regard, Aymeric et Jacob plongèrent sous la table.